PHILON D’ALEXANDRIE

PHILON D’ALEXANDRIE
PHILON D’ALEXANDRIE

Représentant le plus éminent de l’école philosophique juive d’Alexandrie qui interprétait la Bible selon les catégories hellénistiques, Philon a laissé une œuvre qui est dans sa majeure partie un vaste commentaire de la Torah. Cette œuvre est une source précieuse de renseignements sur le judaïsme de l’époque et un témoignage essentiel sur l’exégèse alexandrine de l’Ancien Testament. Elle est à la fois la somme et la résultante de ces efforts de la pensée juive affrontée à l’hellénisme, qui ont jeté un pont entre la révélation biblique et la philosophie grecque. L’éclectisme philonien interdit de parler de synthèse philosophique, il est bien plutôt une vision religieuse du monde, fidèle aux affirmations bibliques traditionnelles: grandeur du Dieu unique, élection d’Israël. Cette vision intègre nombre de concepts philosophiques puisés aux diverses écoles grecques (épicurisme excepté), sans recherche de cohérence. La culture hellénistique vient illustrer les données bibliques et, assurément, elle en transforme souvent le sens.

Philon, qui était contemporain du Christ, n’a connu ni ce dernier ni ses disciples, mais c’est pourtant grâce à des mains chrétiennes que son œuvre a survécu. Elle a exercé une grande influence sur l’école chrétienne d’Alexandrie, sur Clément et Origène, et par là sans doute sur beaucoup de Pères de l’Église. Ceux-ci découvraient chez Philon les principes et la mise en œuvre de l’exégèse allégorique, exégèse qui permettait d’évacuer certaines difficultés du sens littéral. Mais ils trouvaient davantage: l’expérience spirituelle d’un croyant qui avait déjà assumé dans sa foi juive les recherches des écoles grecques sur la connaissance de Dieu, de l’homme et du monde.

Philon le Juif et ses œuvres

Philon naquit à Alexandrie dans une riche famille juive. Un de ses frères, Caius Julius Alexander, possesseur d’une immense fortune, prêta des sommes importantes à la famille des Hérodes. Membre d’une aristocratie juive privilégiée, Philon, son œuvre le montre, reçut une éducation complète, juive et hellénistique. Il était un notable de la communauté israélite d’Alexandrie, comme en témoigne l’événement le plus marquant de sa vie: en 39-40, il fut envoyé par ses coreligionnaires auprès de Caligula à la tête d’une délégation; il s’agissait d’intervenir auprès de l’empereur sur la question irritante des effigies impériales dans les synagogues et de négocier un statut politique des Juifs. Pendant cette mission mouvementée, où éclata la nouvelle que Caligula voulait faire élever sa statue au temple de Jérusalem, Philon fit preuve de courage et de fidélité au judaïsme. On ignore tout de ses dernières années.

Bien qu’écrites en grec, les œuvres de Philon sont toujours citées sous leur titre latin. Il est difficile de les classer suivant un genre déterminé. Certaines sont plus historiques et apologétiques: In Flaccum (contre le gouverneur Flaccus, qui avait favorisé un soulèvement populaire contre les Juifs d’Alexandrie), Legatio ad Caium (ambassade auprès de Caligula), Apologia pro Judaeis (qui contient une notice sur les esséniens), De vita Mosis , De vita contemplativa (sur les thérapeutes). D’autres écrits sont plus philosophiques: Quod omnis probus liber sit (où quelques pages traitent des esséniens), De aeternitate mundi , De Providentia , Alexander. Mais la plus grande partie de l’œuvre de Philon est exégétique; elle comprend trois ensembles de commentaires du Pentateuque: l’Exposition de la Loi (De opificio mundi , De Abrahamo , De Josepho , De Decalogo. De specialibus legibus , De virtutibus , De praemiis et poenis ), le Commentaire allégorique de la Loi (Legum allegoriae , De cherubim , De sacrificiis , Quod deterius , De posteritate Caini , De gigantibus , De ebrietate , De sobrietate , Quod Deus immutabilis sit , De plantatione , De agricultura , De confusione linguarum , De migratione Abrahami , Quis heres , De congressu , De fuga , De mutatione nominum , De somniis ), les Questions et Réponses conservées, en traduction arménienne (Quaestiones in Genesim, Quaestiones in Exodum ).

Philon et le judaïsme de son temps

L’œuvre de Philon éclaire de nombreux aspects du judaïsme de l’époque, mais il faut faire la part des présentations littéraires.

C’est ainsi que, sans ses ouvrages, on ignorerait totalement l’existence des thérapeutes, ces communautés d’ascètes juifs – hommes et femmes – qui vivaient aux environs d’Alexandrie et ont sans doute joué un rôle dans les origines du monachisme égyptien. On a contesté la valeur historique de ces indications, cependant les thérapeutes apparaissent comme les cousins germains des esséniens. Les notices sur les esséniens sont une source importante pour les spécialistes, malgré des traits scolaires et conventionnels qui relèvent du pastiche littéraire.

Dans l’Exposition de la Loi, de caractère peu allégorique, on glane nombre de détails précieux pour la connaissance du judaïsme, notamment la description des objets cultuels, des cérémonies, des fêtes juives. Dans l’œuvre entière de Philon, certains commentaires recoupent et complètent des exégèses rabbiniques.

La contribution la plus attachante de Philon se situe dans le domaine des conceptions religieuses, et là, il traduit l’idéal des juifs pieux et évolués de la diaspora. Il exprime admirablement la certitude qu’a Israël d’être le peuple privilégié de Dieu et d’avoir un rôle particulier à jouer par rapport aux nations. Cette conviction a conduit Philon à approfondir ce que représente Israël, et l’on peut trouver chez lui – avant le christianisme – une définition du «véritable Israël»: ce sont les hommes qui, en suivant de tout leur cœur les enseignements de Moïse, sont sur la route de la sagesse et de la vertu. Sous la conduite de Moïse, tenu pour hiérophante et mystagogue, ils sont les guides et la lumière des peuples, les prêtres de l’univers. Que devient alors l’idéal messianique? C’est beaucoup moins l’attente d’un triomphe par les armes que l’espérance d’une conversion. Que les juifs redeviennent dignes du beau nom d’Israël et ils entraîneront à leur suite l’humanité entière. L’influence stoïcienne se mêle aux visions prophétiques dans la conception du sage-roi qui régnerait sur un univers pacifié dans la sagesse et dans la vertu.

L’exégèse allégorique

Le nom de Philon est lié à l’exégèse allégorique du Pentateuque. La méthode allégorique était prônée par des écoles grecques et fut adoptée par les juifs alexandrins avant Philon, comme en témoigne la Lettre d’Aristée. L’apologétique juive s’était emparée de l’allégorie pour justifier aux yeux des Grecs l’étrangeté de certains préceptes de la Loi, tels la distinction des animaux purs et impurs, la circoncision, le sabbat. Ces préceptes comportaient une signification profonde qui correspondait à la nature même des choses, à la loi cachée dans l’univers. Pourquoi les oiseaux carnivores étaient-ils interdits? parce qu’ils enseignaient la violence. Pourquoi la circoncision? parce qu’elle figurait la purification des passions. Le culte tout entier était symbole par rapport à l’essentiel: le culte spirituel. De tels arguments pouvaient toucher les philosophes.

Philon reprend la méthode allégorique de façon magistrale, sans cesser de défendre le sens littéral. Bien des juifs instruits du sens spirituel tendaient en effet à négliger la pratique des préceptes. «S’il est vrai qu’une fête symbolise la joie spirituelle et l’action de grâces qui monte vers Dieu, ne désertons pas pour autant les assemblées qui jalonnent les saisons. S’il est vrai que la circoncision exprime la séparation d’avec le plaisir et d’avec toutes les passions, n’allons pas pour autant supprimer la loi pratique de la circoncision. Car nous négligerions aussi le service du Temple et mille autres observances, à force de nous intéresser aux seules lumières du sens profond. Non, il faut admettre que ces deux aspects de la Loi correspondent l’un au corps, l’autre à l’âme, et donc, comme il faut songer au corps parce qu’il est la maison de l’âme, il faut pareillement se soucier des lois telles qu’elles sont énoncées. En les observant, on verra s’éclairer davantage les réalités dont elles sont le symbole» (De migratione Abrahami , 92-93). Il fallait donc passer par l’accomplissement matériel, corporel, du précepte pour atteindre le sens caché sous la lettre de l’Écriture.

Or, c’est la Torah dans son ensemble qu’il fallait pénétrer pour accéder à la révélation sur l’homme et le cosmos dans leur relation avec Dieu. Pour interpréter les secrets de l’Écriture, Philon allait se servir de la culture de son temps. La symbolique des nombres lui venait du néo-pythagorisme ; on n’en finirait pas d’énumérer les merveilleuses propriétés des nombres, de l’hebdomade en particulier. L’interprétation cosmologique était déjà pratiquée par les stoïciens; Philon l’applique au culte juif. Le Temple visible est la figuration du temple de Dieu qu’est le monde entier, «la robe du grand-prêtre est une imitation de l’univers et ses différents éléments correspondent chacun à une partie de l’univers» (De vita Mosis , II, 117). Mais le mode d’investigation le plus fréquent est ce qu’on pourrait appeler l’exégèse psychologique ou morale, représentée chez les néo-pythagoriciens du temps. L’objet ou le personnage allégorisé figure une partie de l’âme ou une de ses activités, une passion, une vertu. Par exemple Agar, la servante de Sara, symbolise les sciences encycliques ou arts libéraux dont la pratique mène à la sagesse, laquelle est la maîtresse Sara. Les patriarches – Hénoch, Noé, Abraham, Isaac, Jacob – représentent chacun une vertu.

À première vue, cette exégèse paraît totalement arbitraire et sans aucun rapport avec le texte; cependant, Philon se place si parfaitement à l’intérieur de la foi et de la tradition juives que son exégèse se situe souvent dans le prolongement des aspirations spirituelles des prophètes et parfois même en continuité avec le sens du passage biblique. C’est ainsi qu’Abraham figure la foi; Jacob a lutté avec l’Ange, il est le lutteur, donc l’ascète; Isaac, dont le nom hébreu signifie «rire», est le symbole de la joie, car il est le fils de la promesse, celui que Dieu seul peut faire engendrer à Sara; or rien n’est plus grand ni plus divin que la joie; Isaac est le type de la nature parfaite, don qui ne peut venir que de Dieu seul.

L’exégèse de Philon s’achève en exégèse mystique. En un sens, son œuvre est un traité de la perfection qui veut répondre à cette question: comment l’homme peut-il se dégager de l’emprise du corps et des sens pour monter vers Dieu?

La théologie mystique

La préoccupation dominante est de se rapprocher de Dieu, Dieu étant appelé l’Existant, l’Étant, suivant la traduction de la Septante, en Exode, III, 14. Ce Dieu est au-dessus de toute expression, y compris celle de theos (dieu), beaucoup trop ambiguë. Aucun homme ne peut prétendre atteindre l’Existant. Moïse lui-même, qui s’est enfoncé dans la ténèbre du Sinaï, n’a pénétré que dans les concepts sans chemins et sans formes qui entourent l’Existant. Pourtant, si l’Existant demeure dans une transcendance inaccessible à l’homme, il est, selon la Bible, un Père compatissant qui désire communiquer aux hommes les plus saints de ses mystères.

L’itinéraire spirituel de l’âme est décrit selon un schème qui connaîtra une immense fortune dans la tradition chrétienne, celui de l’Exode. L’Égypte, où les Israélites vivaient en esclavage, représente le corps ou les sens dont l’âme doit se libérer. Lors de la traversée de la mer Rouge, les passions sont engouties dans la mer sous la figure du cheval et du cavalier. Le long passage au désert est une purification sous la conduite de Moïse, qui mène les Israélites au puits de la Sagesse.

Cette montée de l’âme vers l’Existant s’exprime en bien d’autres symbolismes. Ainsi, l’arche d’alliance, qui occupe une place centrale dans le culte juif, figure la présence divine. Dieu est incompréhensible, mais l’homme peut saisir le sillage de son action dans le monde et reconnaître sa miséricorde, sa souveraineté, son amour créateur. Ces manifestations divines sont appelées des puissances; ces puissances, créatrice, royale, miséricordieuse, sont symbolisées par les deux Chérubins et le propitiatoire. Philon reprend ici les conceptions juives de l’époque, lesquelles, pour préserver la transcendance, tendaient à multiplier les intermédiaires. Au-dessus des puissances, on trouve le logos qui a donné lieu à tant d’interprétations. Le logos philonien est une notion centrale, extrêmement complexe, car Philon combine la conception hébraïque de parole divine, qui est aussi loi et sagesse, avec des concepts grecs dérivés du platonisme et du stoïcisme. Le logos est tantôt le lieu des idées archétypes, modèles des choses créées, tantôt considéré comme immanent au monde et comme constituant le lien de la création. Mais il tient également le rôle de la Sagesse dans le monde biblique; or la Sagesse personnifiée était à la fois instrument de la création et intermédiaire entre Dieu et les hommes. C’est pourquoi Philon peut aussi présenter le logos comme un ange, un suppliant, qui se tient entre la créature et le Créateur. La cohérence qu’on peut trouver chez Philon n’est pas d’ordre conceptuel ou logique, mais d’ordre spirituel: par le logos se répandent sur les créatures toutes les grâces de l’Existant et toutes les illuminations de l’âme. Rares sont ceux qui, comme Moïse, ont pu dépasser le logos, sans pourtant atteindre Dieu. La doctrine philonienne du logos n’a pas eu d’influence directe sur le quatrième évangile, mais elle a joué un rôle dans les discussions trinitaires.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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